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Rodri : « Dieu merci pour le Football »

Naomi Baker/Getty Images

« J’essaie toujours de dire à mes coéquipiers de City que je ne parle pas Anglais, je parle Américain. Ils adorent se moquer de moi, pour tout. D’habitude, c’est pour mes vêtements, ce qu’ils appellent mon « drip ». Et des fois c’est pour ma façon de parler. Mais il y a beaucoup de gens qui ne me connaissent pas. En fait je n’ai pas appris la langue à Manchester ou Londres. Je l’ai apprise dans les forêts du Connecticut. Ma base est l’Anglais américain : « I know, mayn. Heya. How ya dewin, bro? » (quelque chose comme ça). »

 

« L’éducation était très importante dans ma famille, et mon père a toujours voulu que je fasse un échange scolaire dans une université américaine pendant 1 an. Mais mon rêve de football l’a rendu impossible. Alors à la place, quand j’ai eu 14 ans, je suis allé dans une colonie de vacances au milieu d’une forêt du Connecticut. Même le nom est fou pour un gamin de Madrid. Mais quand j’y suis arrivé, j’avais l’impression d’être dans un film holywoodien. Les films où les enfants vont en colonie près d’un grand lac avec des canoës, où ils escaladent des arbres, dorment dans des tentes et allument des feux de camp. C’était vraiment comme ça. On mangeait des marshmallows et des biscuits, autour du feu, avec du chocolat : les S’mores, incroyables. Pas de téléphone, pas de Wi-Fi. Tout seul dans un nouveau pays, essayant de me faire des amis : « Salut, je m’appelle Rodrigo, je viens de Madrid. » Je disais toujours avec mon Anglais hésitant :

« OK les gars, quand est-ce qu’on joue au Football ? »
« Ouais Rodrigo on jouera plus tard, on va jeter la « peau de cochon ». »
« La peau de cochon ?! »
« Sérieux mec, c’est le ballon de la NFL (football américain) »

« Honnêtement j’ai bien aimé, c’était sympa. Mais je répétais que je voulais jouer au Football : “Sawker? We’re not playing sawker, mayn.”

« Pour ne rien arranger, j’y suis allé au début de la Coupe du Monde 2010. Je ne pouvais même pas voir les résultats, c’était dur. Mais il y avait un petit ordinateur dans le bureau du chalet principal, et je demandais tous les jours aux moniteurs de me donner les résultats. l’Espagne avait perdu son premier match contre la Suisse si je me souviens bien, je croyais qu’ils se moquaient de moi : « La Suisse vraiment ? Vous êtes sûrs de bien avoir regardé ? ». Peu importe, au fur et à mesure l’Espagne jouait mieux, ils passaient les tours. Puis lors de la demi-finale contre l’Allemagne, je suis à bout. J’étais en sortie canoë je crois. Je continue de demander le score au moniteur. Finalement, nous sommes revenus au camp et quelqu’un m’a dit que l’Espagne était en finale. Je ne me suis jamais senti aussi loin de chez moi, tout en étant proche, si vous me comprenez. Pour la finale, j’ai supplié le moniteur de me laisser regarder sur son ordinateur. Il était d’accord, il l’a ramené, c’était un écran de 10″, minuscule. Mais je m’en fichais, je voulais regarder. Je ne sais pas comment nous avons fait parce que nous étions au milieu des bois, mais on a dû trouver un stream pas très légal, j’ai vu la finale entouré d’Américains qui n’en avait rien à faire. Quand Iniesta a marqué, j’ai littéralement hurlé et couru autour du lac. Ils ont cru que j’étais fou, ils me regardaient en se demandant si je pleurais pour du « sawker ». Ils ne pouvaient pas comprendre ce que cela représentait pour moi, ils pensaient que j’étais fou, et peut-être le suis-je… »

 

« Toute ma vie, j’ai vécu avec 2 mots en tête : le Football, et le monde réel. Des fois les gars se moquent de moi parce que je suis « normal ». C’est drôle parce que si vous demandiez à ma compagne ou même ma mère, elles diraient que je suis loin de l’être. Je suis addict au Football. Si je suis normal, c’est probablement dans le sens que je ne m’intéresse pas aux réseaux sociaux ou aux chaussures à 400e. Depuis que je suis enfant, je recherche juste une émotion. »

« Je ne voulais pas devenir footballeur pour avoir une Ferrari. Non, c’est parce que mes héros sur le terrain me faisaient me sentir vivant. Je me souviens à 5 ans, il y avait une piscine municipale au milieu de notre quartier, et un petit jardin. En Eté, c’était football, piscine, repas, piscine, jardin. A 10 ans, si je jouais mal lors d’un match, je pouvais ne plus parler à mes parents une journée entière, j’étais trop énervé contre moi. Je suis sûr que ma mère se demandait quel était mon problème, ce n’est qu’un jeu. Mais pour moi, c’était comme une drogue, alors j’ai fait un deal avec mes parents, je crois que c’était même tacite. Si je voulais poursuivre mon rêve de football, je devais tout de même aller à l’université. Donc à 17 ans, quand je suis allé à Villarreal, j’ai rejoint l’université Jaume I. La première année, je vivais dans la résidence de l’académie avec mes coéquipiers, mais à 18 ans, il fallait trouver son propre appartement. Ma mère a eu l’idée que j’aille en résidence universitaire. C’est ce que j’ai fait. »

« Je crois que c’est très proche au Royaume-Uni, un grand complexe d’appartements avec une buanderie, des douches, une cafétéria et plein de portes, tous côte-à-côte. Une petite chambre avec un lit en bois, un bureau, pas de télévision ou de console, juste un ordinateur portable. Le matin, j’allais m’entraîner, l’après-midi en cours, et le soir… Le Vendredi soir, tout le monde va en boîte de nuit, mais d’abord, il y avait le before, dans des petites chambres avec de la musique et des bières. J’étais comme les autres, ils ne savaient même pas que je jouais au foot, mais je venais avec mon eau pétillante, et je repartais avant qu’ils aillent en boîte. Finalement, quelqu’un m’a demandé pourquoi je ne venais jamais, et j’ai donc dû leur dire que j’avais entraînement le matin. Ils ne m’ont pas raté. »

« A ce moment-là, je m’entraînais toujours avec l’équipe-réserve. Je n’étais personne. Je n’avais même pas de voiture. La résidence universitaire était à 15 minutes de route du centre d’entraînement, et je ne pouvais pas payer un taxi chaque jour. J’y allais donc en vélo et en tram. J’ai fini par avoir mon permis et ai demandé à mon père de me trouver une voiture à 3000€. Il m’a rappelé le lendemain en me disant qu’une vieille dame était prête à me vendre la sienne pour 4000€, mais avec un ordinateur intégré. C’était une Opel Corsa, l’écran devait faire 8cm, il ne servait que pour la radio. J’allais à l’entraînement en voiture, comme les vrais joueurs. Mes coéquipiers se moquaient de moi mais je m’en fichais, je l’adorais ! »

« L’année suivante, j’ai fait mes premiers matchs en Liga, et je crois que mes amis n’en revenaient pas. Ils disaient qu’ils avaient vu un gars du couloir à la télévision, ou que le gars du cours de comptabilité jouait milieu défensif. Ils ne croyaient pas que c’était moi, cela ne pouvait pas être moi. Quand on passe à la télévision avec un maillot on a l’air différent, peut-être plus sérieux. Certains étaient convaincus que ce n’était pas moi. Puis j’ai gagné en temps de jeu, et ils ont compris que c’était vraiment moi. Ils se demandaient ce que je faisais là. En Espagne, on joue à un jeu appelé Comunio, c’est un jeu de gestion de football. Toute la résidence y jouait, et certains me faisaient la remarque que je ne leur rapportais pas assez de points. »

« C’était les années les plus amusantes de ma vie. Je ne sais pas pourquoi, mais quand je suis arrivé à l’université, mais ma mentalité a changé. Les cours m’ont permis de relativiser la pression du football. L’autre chose géniale est que j’y ai rencontré ma compagne, qui étudiait pour être médecin, et elle n’en avait rien à faire du football (rires). Elle ne voulait pas entendre parler d’un match nul au Celta Vigo. Elle m’a permis de garder les pieds sur terre. Elle me rappelait que ce n’est que du football. Aux yeux des professeurs, je n’étais qu’un étudiant. En Espagne, on est à l’université pour travailler. Quand j’étais dans ma chambre avec mon ordinateur, je pouvais m’enfermer pour oublier tout le reste. Un jour, je révisais et j’avais mon portable en silencieux. Tout d’un coup j’ai réalisé que j’avais reçu 20 messages, 50 Whatsapp, 10 appels manqués, j’ai eu peur qu’il y ait eu quelque chose de grave. Mon coéquipier m’appelle :

« Rodri où es-tu ? »

« Je suis à l’université »

« Le manager te cherche, tout le monde te cherche »

« Qu’est-ce que tu racontes ?! »

« On joue Valence, nous sommes tous dans le bus »

« J’ai cru qu’il me faisait une blague, je croyais que le match était le lendemain, j’avais oublié. Je leur ai dit que je les rejoindrai à l’hôtel. Je me suis habillé aussi vite que j’ai pu, couru à ma voiture, je me suis senti comme James Bond dans mon Opel Corsa. L’hôtel à Valence était à une heure. Le temps que j’arrive, ils avaient commencé le rassemblement. J’ai sorti une excuse, mais en football ça ne marche pas non plus. Je me suis fait détruire ce jour-là, mais je le méritais. C’était une expérience très instructive pour moi, parce que j’ai réalisé que je devais mieux concilier mes deux vies. J’ai toujours appris à travers l’échec, et à Villarreal, j’ai appris à être un professionnel, pas seulement un footballeur. »

 

« Quand je suis revenu à l’Atletico pour une saison, j’ai appris ce que la concurrence voulait vraiment dire. A Villarreal, j’étais très bon balle au pied, mais j’étais encore trop tendre. Avec Diego Simeone, j’ai appris à être plus méchant, à vraiment tacler, à rendre l’équipe misérable pendant 90 minutes. C’était important. »

« Quand j’ai eu l’opportunité d’aller à City la saison suivante, c’était un rêve. J’avais parlé à Sergio Busquets avant d’accepter, et il m’a dit que Pep [Guardiola] ferait de moi un meilleur joueur, mais qu’il n’arrêterait pas de me pousser, que je n’aurais jamais fini. Il avait le même rôle, et a accompli tant de grandes choses, alors je lui faisais confiance. Et il a totalement raison. Pour moi, ce qui rend Pep unique c’est qu’il a toujours une longueur d’avance. Il évolue toujours avant les autres. Il n’est jamais satisfait, ne se contente jamais des acquis de la saison précédente parce que les concurrents vont toujours l’analyser. On ne gagne pas 4 Premier League consécutives en ne changeant rien, il faut toujours se réinventer. Quand je parle de lui, je parle avec mes mains. Je dois trouver un tableau ou quelque chose, je déplace les objets comme sur un échiquier. Il a ajouté un aspect mental à mon jeu, m’a permis de voir différemment, de ressentir quand il fallait se déplacer ou ralentir le jeu, quand presser, quand relâcher l’effort. Sa confiance était très importante pour moi quand je suis arrivé en 2019. Il y avait Fernandinho, [SergioAgüeroDavid SilvaKevin de Bruyne : des légendes. A 12 ans, je regardais Agüero à l’entraînement à l’Atlético, c’était un de mes héros, et désormais je m’asseyais à côté de lui. C’était incroyable. »

« Agüero et [NicolasOtamendi avaient l’habitude de se moquer de moi, pas seulement pour mes vêtements, mais parce que j’appelais toujours ma compagne dans le bus. Depuis que je suis footballeur et elle docteur, nous avons dû nous faire à une relation longue distance. Je l’appelle à chaque match, que l’on gagne ou pas. Quand on gagne, pas de soucis, les autres ne le remarquent pas. Mais quand on perd, je suis moi-même, je n’ai pas de filtre. Quand je lui parle, c’est comme si j’étais de retour à l’université, je suis à nouveau Rodrigo. Alors quand tout le monde baisse la tête, déprimés, je parle fort en lui racontant tout. La première fois, ils m’ont dit que je ne pouvais pas parler comme ça dans le bus, mais je continuais, alors tout le monde m’embêtait et essayait de me prendre mon téléphone. Ils voulaient me tuer, mais je m’en fichais. Quand je quitte le terrain, mon objectif est de toujours garder les pieds sur terre. Je crois que parfois les gens ne comprennent pas cette part de moi. Evidemment, en tant que footballeurs, il y a beaucoup de marketing et de médias autour de nous. Moi je suis plutôt un « nerd ». Je me souviens avoir dû faire un shooting, et ils m’avaient demandé de tenir des livres, comme si j’allais à la bibliothèque. Quand les photos sont sorties, des amis m’ont demandé si j’étais sérieux. Ne croyez pas toujours les réseaux sociaux, la réalité est toujours plus complexe. »

« Nous avons été vraiment bénis ces dernières années avec City, mais ce n’est pas la vie réelle. Dans les bons moments, on apprend pas, on ne fait que profiter. Dans les mauvais moments, quand on souffre vraiment, on évolue. Je me souviens qu’après la finale de Ligue des Champions 2021 contre Chelsea, je suis retourné dans la zone famille, et qu’en voyant mes parents et mes frères je ne pouvais littéralement pas parler. J’avais 10 ans à nouveau. Je ne pouvais pas dire un mot. J’ai juste pensé que je ne voulais jamais revivre ça, que je devais travailler plus pour être meilleur. Maintenant que nous sommes champions, au sommet du monde, personne ne me reparle de ce moment, pourtant l’un des plus importants de ma vie. Derrière chaque bon moment, il y a une vie de souffrance et d’expérience. Même quand j’ai marqué le but en finale 2023, ce n’était pas calculé. C’était une intuition de 20 ans de football, depuis le jardin. Juste avant que Bernardo [Silva] ne centre, j’étais en fait très loin du jeu. Sur le replay on ne me voit même pas. Il n’y avait aucune chance que la balle ne me revienne. J’aurais dû ne pas bouger, mais j’ai avancé vers la surface, je ne sais pas pourquoi, je n’y pensais pas, peut-être parce qu’il n’y avait quasi aucune chance que la balle arrive. Mais une voix m’a dit que ce serait la bonne. J’ai avancé, la balle a été déviée… si je n’avais pas bougé, cela aurait été trop tard. Je l’ai vu rebondir vers moi, et je me souviens encore de ce que j’ai pensé :

« C’est le moment, qu’est-ce que je fais ? »

« Frappe fort BOOM »

« OK attends, tu n’auras probablement qu’une occasion du match »

« Cadre juste »

« Tu es dans le jardin »

« Envoie-la dans le filet »

« C’est le moment, fais la passe »

« Ca s’est passé comme ça, comme un flash. Quand la balle est rentrée, j’ai couru et glissé sur les genoux devant nos fans, et je me souviens que ma première pensée fut qu’il reste 20 minutes, un sacré temps. C’est l’état d’esprit d’un milieu défensif. Nous avons souffert ces 20 minutes, puis le coup de sifflet retentit. C’est l’émotion que je recherchais toute ma vie. La joie que j’ai ressenti n’était pas liée au but, c’était d’avoir traversé le match en souffrant en équipe et gagner au bout. C’était d’avoir obtenu le triplé pour nos fans, qui m’ont supporté dès mon arrivée. C’était d’avoir vu les sourires des enfants. J’ai pris ma famille dans mes bras et leur ai dit qu’on avait enfin réussi. C’est une drogue, c’est pour cela que l’on joue au football. »

 

« A l’Euro, c’était pareil. C’était émouvant pour moi, parce que j’ai dû voir la 2ème mi-temps de la finale depuis le bord du terrain. Pour une fois je n’avais aucun contrôle. Avant le début du tournoi, je me suis mis au défi de devenir un leader. Je ne suis pas le plus vieux du vestiaire, mais nous avons des jeunes (très jeunes, c’est effrayant) de la nouvelle génération, et j’ai senti que je pouvais les aider avec la pression. Quand je pense à ce qu’ont fait Lamine [Yamal] et Nico [Williams], je suis content pour eux. Ils ont élevé leur niveau de jeu au moment où tout le pays les regardait, à leurs âges, c’est incroyable. S’ils savaient comment j’étais, ils auraient explosé. La seule sensation qui me paraît comparable à ma 2ème mi-temps depuis le bord du terrain c’est d’être dans une voiture à 200km/h : au volant on ne ressent rien, mais en tant que passager on a l’impression d’être dans des montagnes russes. Quand nous avons marqué à la 85ème, je crois que j’ai couru plus vite vers Mikel Oyarzabal que quand j’étais sur le terrain pour la 1ère mi-temps. Gagner pour son pays c’est différent. C’est une pure joie. Avec tout le respect que j’ai pour mes études, il n’y a qu’une chose qui me touche comme ça, rien que le football. Dieu merci mes parents pour m’avoir fait étudié n’est-ce pas ? »

« Merci le football de nous avoir fait rêver. »

 

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